« Le monde entier est une scène,
Et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs
 »

Ce n’est pas moi qui le dit, c’est William Shakespeare.
Mais j’adhère entièrement à ce précepte.

Jouer une pièce de théâtre, dans un cadre ambitieux, a été l’une des expériences les plus intenses de ma vie.
Alors explorons ce plaisir du jeu.

De quoi le théâtre est-il le nom ?
Si cet art a traversé les millénaires depuis les Anciens, peut-être qu’il a quelque chose de précieux à nous raconter sur nous, les Homo Sapiens.

Lelio Ardenti

Bas les masques

Pour remplir notre quota de phrases intellectuelles, pour redonner un peu de lustre à ce blog obscur, commençons par une analyse sociologique.

Comme tout le monde, vous devez vous comporter différemment selon que vous êtes seul ou en compagnie.
Il est plus rare de se curer le nez ou lâcher un pet sonore et odorant quand il y a du monde autour de soi, on est d’accord ?

Finalement, ça ne vole pas haut dessus de la ceinture, sa sociologie … 

Et plus subtilement encore, nous nous comportons différemment selon la nature de nos interlocuteurs.
Quand le courant passe, on se laisse aller, on rigole ou on se confie.
Quand la méfiance règne, on préfère élever une forteresse pour rendre inaccessibles nos pensées les plus intimes.

Et pourtant, c’est toujours le même moi.
Simplement nous nous adaptons aux circonstances.
Rien de plus naturel pour l’animal social que nous sommes.

Le sociologue Erving Goffman a développé cette théorie des masques.
Nous jouons TOUJOURS un rôle en société.
Pour lui, il n’existe même pas d’identité personnelle intrinsèque. Ce ne sont que les rôles successifs qui constituent notre moi profond.

En images ici :

Le jeu de rôle social par Erving Goffman

Dans ces conditions, on peut dire que jouer au théâtre revient à exercer notre nature humaine la plus intime, la plus inconsciemment assimilée, celle d’un comédien.

Un apprentissage

La première fois que j’ai joué la comédie (pour de vrai), j’avais 11 ans.
Je participais à des courts-métrages amateurs dans le caméra club de mon collège.
Le gamin timide que j’étais, s’est tout de suite épanoui dans cet espace de rêve et de liberté.
C’était un apprentissage total. Nous les enfants, nous participions à toutes les étapes de l’élaboration d’un film : de l’écriture du script au montage de la pellicule 16 mm, en passant par l’interprétation et le cadrage.

Après ces débuts des années collège, j’ai attendu 25 ans avant de reprendre une pratique artistique proprement dite.
Les ateliers de théâtre amateur m’ont permis de monter sur les planches d’une scène de spectacle.
Là aussi, une fois ma peur surmontée, je me suis senti véritablement à ma place.
Les loges, les coulisses, la scène, tout m’a plu immédiatement.

Au théâtre, on apprend à renouer avec son âme d’enfant.
Ce n’est pas forcément intuitif, mais pour trouver une émotion juste, il faut apprendre à lâcher prise.
L’innocence des enfants est une bon état d’esprit pour se détacher de cette obsession du contrôle permanent.

Je lisais récemment que la quête ultime d’un interprète est d’atteindre l’état de lévitation.
Je suis d’accord avec cette image.
Comme une réalité parallèle qui s’ouvre à lui, l’acteur vit le moment du jeu avec une intensité qui n’est pas du même ordre que la vie courante.

Entendons-nous bien, cela demande beaucoup de travail pour arriver à ce stade.
Au préalable, le texte et le personnage doivent être entièrement intégrés : mastiqués et digérés.
C’est un apprentissage et une recherche sur nous-même qui nous permet d’atteindre cette seconde nature.

Soyons sincères, ce n’est pas l’apprentissage par cœur du texte qui est le plus excitant dans l’affaire. Et pourtant c’est un passage obligé, qui rend la suite possible (enabler).
Comme le renforcement musculaire, qui n’est pas une fin en soi mais un moyen pour le sportif.
Il faut connaître son texte par cœur pour performer, à moins de s’appeler Gérard Depardieu – et donc d’avoir une sacrée bouteille.

Sport collectif

Ainsi nous concluons que l’un des meilleurs moyens de se trouver soi-même est d’incarner un autre, un personnage de fiction.
Même si cela semble paradoxal, j’en suis convaincu.
Il faut le vivre pour le comprendre.

Éprouver dans sa chair le vertige du jeu, c’est vivre intensément sans aucun doute.

Notons aussi qu’il y a d’autres moyens d’atteindre cet état de transe que procure la fiction.
Par exemple quand on assiste au show d’un excellent vendeur, cela relève de la même magie.
A chacun de trouver son rôle dans la vie.

Il y a une autre dimension qui donne tout son attrait à la pratique du théâtre, même en amateur. C’est l’esprit de troupe.

Nous progressons ensemble et nous sommes solidaires les uns des autres.
Comme un alpiniste encordé à ses compagnons dans l’ascension, le comédien dépend entièrement de ses partenaires.

Si j’oublie un mot ou que je perds le rythme dans mon texte, alors mon partenaire sera instantanément mis en difficulté sur sa réplique (et souvent il va se tromper ou bafouiller par ricochet).

La musique du théâtre est une œuvre collective par essence.

La boucle est bouclée

Le premier souvenir d’un spectacle de théâtre auquel j’ai assisté correspond à la pièce Les rustres de Carlo Goldoni. C’était à l’époque du caméra club, il y a une trentaine d’années …

J’avais beaucoup aimé cette pièce nourrie de la grande tradition de la Commedia dell’arte.
J’ai le souvenir d’un moment gai et des répliques répétées pendant des mois avec ma mère :
« Il faut dire les choses comme elles sont »

Par un heureux hasard, j’ai eu la chance d’interpréter un rôle d’une autre pièce de Goldoni cet été. Les cancans étaient un moment enjoué que nous avons croqué à pleines dents avec les copains de l’atelier Coup de théâtre au LAC.

Scène finale – Les cancans

A mon humble avis, la comédie est l’exercice le plus difficile sur une scène.
Le tempo est très exigeant, les répliques fusent et le jeu de jambes doit être agile.

Vous pourrez en juger par vous-même avec la captation filmée :

https://drive.google.com/file/d/15RFy8H6e89WnglZk0biVDA15uaQKy-uf/view?usp=sharing

Shakespeare original

Pour finir, je vous laisse apprécier les mots du grand William en VO et en traduction française en dessous.

Texte issu de la pièce As you like it (Comme il vous plaira) :

All the world’s a stage,
And all the men and women merely players;

They have their exits and their entrances,
And one man in his time plays many parts,
His acts being seven ages.

At first, the infant,
Mewling and puking in the nurse’s arms.

Then the whining schoolboy, with his satchel
And shining morning face, creeping like snail
Unwillingly to school.

And then the lover,
Sighing like furnace, with a woeful ballad
Made to his mistress’ eyebrow.

Then a soldier,
Full of strange oaths and bearded like the pard,
Jealous in honor, sudden and quick in quarrel,
Seeking the bubble reputation
Even in the cannon’s mouth.

And then the justice,
In fair round belly with good capon lined,
With eyes severe and beard of formal cut,
Full of wise saws and modern instances;
And so he plays his part.

The sixth age shifts
Into the lean and slippered pantaloon,
With spectacles on nose and pouch on side;

His youthful hose, well saved, a world too wide
For his shrunk shank, and his big manly voice,
Turning again toward childish treble, pipes
And whistles in his sound.

Last scene of all,
That ends this strange eventful history,
Is second childishness and mere oblivion,
Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything.

Le monde entier est une scène,
Et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ;

Ils ont leurs entrées et leurs sorties,
Et un homme en son temps joue plusieurs rôles,
Ses actes sont sept âges.

Au début, le nourrisson,
pleurnichant et vomissant dans les bras de l’infirmière.

Puis l’écolier pleurnichard, avec son cartable
Et son visage brillant du matin, rampant comme un escargot
pour aller à l’école.

Et puis l’amoureux,
Soupirant comme une fournaise, avec une ballade malheureuse
A l’intention du sourcil de sa maîtresse.

Puis un soldat,
Plein de serments étranges et barbu comme le père,
Jaloux de l’honneur, soudain et prompt à la querelle,
Cherchant la réputation de la bulle
Même dans la bouche du canon.

Et puis la justice,
Le ventre bien rond, avec un bon chapon doublé,
Avec des yeux sévères et une barbe bien taillée,
Plein de sages scies et d’exemples modernes ;
Et c’est ainsi qu’il joue son rôle.

Le sixième âge passe
Dans le pantalon maigre et glissant, avec des lunettes sur le nez et une pochette sur le dos,
Avec des lunettes sur le nez et une pochette sur le côté ;
Son tuyau de jeunesse, bien sauvé, un monde trop large
Pour son jarret rétréci et sa grosse voix d’homme,
S’oriente à nouveau vers les aigus enfantins, les tuyaux
Et des sifflets dans sa sonorité.

La dernière scène,
qui met fin à cette étrange histoire mouvementée,
est une seconde puérilité et un simple oubli,
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.

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