Il était une fois
Depuis la nuit des temps, les Hommes ont conté des histoires.
Quand la réalité du monde devient trop grande, trop complexe, trop confuse ou simplement écœurante … Il est tentant de se réfugier dans l’univers fictif d’une belle histoire d’amour.
Se détacher de l’actualité et plonger son regard vers les chefs d’œuvre d’antan, un programme d’avenir ?
Elle avait toujours été une grande romantique. Avant même de savoir la signification du mot.
Très jeune déjà, elle appréciait ces doux moments de solitude, propices aux rêves éveillés.
Cependant ce fût véritablement la lecture qui aiguisa sa sensibilité.
Tourments de l’âme, amours déçus, quête d’absolu … Cette faim jamais rassasiée pour la fiction la tenait en éveil tard dans la nuit.
Aujourd’hui, elle s’apprêtait à devenir grand-mère, mais rien n’avait vraiment changé au fond.
Elle désirait toujours autant échapper au réel. S’arracher à l’insanité de ce monde absurde. Oublier cette laideur quotidienne pour se plonger dans la lumière féerique de la réalité romanesque.
Elle réalisait maintenant qu’elle avait développé cette stratégie de la fuite, pendant toute sa vie.
Parfois elle avait le sentiment de ne plus reconnaitre son pays.
La France éternelle n’était plus que le reflet d’elle-même.
Mais même là, elle était en décalage avec la plupart des gens qui tenaient le même discours.
Pour elle, c’était la grandeur d’âme, la confiance en soi, la générosité, l’audace, la vision qui manquaient aux dirigeants politiques de son époque.
Elle se souvenait de ce jour où ses parents l’avaient amené aux obsèques du général de Gaulle. Elle n’était encore qu’une enfant mais comprenait confusément qu’un grand homme avait disparu.
Changement d’époque
En 2023, l’outrance et le mauvais goût dominent l’espace publique.
Et surtout une angoisse sourde s’est emparée de ses concitoyens. Elle sent son pays pris d’une Peur diffuse et contagieuse.
Ce sentiment – vieux comme le monde – a pourtant changé de nature, depuis l’incertitude existentielle des hommes des cavernes.
Désormais en ces terres prospères européennes, c’est la peur de perdre un acquis séculaire et la défense de la propriété bourgeoise qui prévalent.
Le récent projet de loi Immigration et tout ce qu’il avait charrié comme idéologie lui avait donné la nausée.
Calculs politiques pour satisfaire une opinion déboussolée, triomphe d’une vision victimaire et assiégée de la France … Tout cela ne lui plaisait pas.
Il y avait bien son frère pour lui expliquer que beaucoup d’étrangers ne faisaient aucun effort pour s’intégrer dans la société. Qu’il fallait arrêter avec cet excès de générosité naïve et improductive, qui allait couler la France.
Mais en fait elle n’était pas intéressée par ces explications d’ordre économique.
Avant tout, elle se faisait du souci pour ses enfants métisses.
Sang-mêlé lui avait toujours paru une belle expression, pour désigner les siens. Mais aujourd’hui le climat social de son pays lui semblait hostile aux familles multiculturelles, comme la sienne.
Bien sûr, ses enfants étaient désormais adultes et avaient chacun une bonne situation.
N’empêche, la méfiance était de mise.
République exemplaire
Le coup de grâce porté par l’actualité datait de quelques jours à peine.
La mise au pas de l’association Anti-corruption Anticor, par le gouvernement l’avait dégoûté pour de bon.
Elle était déçue par cette équipe au pouvoir et croyait de moins en moins à la politique.
Oui la meilleure solution était sans nul doute de se plonger dans les livres et ne plus prêter attention au fracas du monde.
L’occasion lui était offerte par ce nouveau roman récemment entamé.
Pas si nouveau que ça en fait, puisqu’il est publié depuis un demi-siècle.
Les classiques, il n’y a que ça de vrai. Combien de milliers de cœurs ont frappé plus fort à la lecture de cette passion amoureuse ?
Déjà l’héroïne porte le même prénom qu’elle, Ariane.
C’est une première marque de bon goût de la part de l’auteur.
Belle du seigneur est un roman d’amour dans la Genève des années 1930, siège de la société des Nations. Il dépeint toutes les phases de la relation amoureuse entre une jeune femme idéaliste (mais malheureuse dans son couple) et un flamboyant diplomate juif.
En toile de fond, la construction laborieuse d’un monde multipolaire.
Où les différentes nations pourraient cohabiter harmonieusement, à travers le dialogue et la coopération.
Mais ce contexte vaguement évoqué, sert surtout à montrer la cruauté des Hommes et leur jugement définitif des uns et des autres en fonction de la hiérarchie sociale.
Le cœur du roman est bien l’histoire d’amour impossible – et donc d’autant plus belle, entre les deux personnages principaux.
J’ai un étranger dans mon cœur
Ariane doit bien admettre que l’auteur est du genre verbeux. Elle a dû survolé certains passages qui lui semblaient longuets.
Un auteur comme Stefan Zweig, a le chic pour reformuler sous toutes ses coutures une certaine idée. Les paragraphes s’en trouvent d’autant plus longs. Mais ces variations ont toujours pour but de mieux décrire un sentiment, mieux cerner la complexité de l’âme humaine.
Ici dans le cas d’Albert Cohen, la longueur des passages a plus un côté « on enfonce le clou ».
Il s’agit de souligner avec plus d’insistance certains traits de caractère de ses personnages.
Comme un peintre qui utiliserait des couleurs vives ou des contrastes marqués.
Ainsi la description des différents états amoureux est précisément d’autant plus juste qu’elle est excessive.
Ariane Corisande d’Auble ne vit plus que pour son amant. Plus rien n’existe autour d’elle. Seules comptent les soirées qui les verront invariablement réunis pendant cette parenthèse enchantée. Et l’auteur décrit en long, en large et en travers toute la démesure de cet amour à travers le vertige causé sur son héroïne.
C’est un peu la version littéraire d’un chant d’amour passionné d’Edith Piaf.
Bien sûr, le personnage masculin a le beau rôle, comme souvent dans les œuvres classiques.
Solal est doté de toutes les qualités : beauté, esprit, délicatesse et plein aux as pour couronner le tout …
Il est aussi parfaitement lucide sur la comédie humaine à l’œuvre dans une entreprise de séduction. Peut-être qu’il a lu Arthur Schnitzler lui aussi.
Dans ces conditions, pas étonnant que la pauvre Ariane tombe dans ses filets de Dom Juan semi-repenti.
Ariane – la lectrice, n’est pas naïve au point d’imaginer une fin heureuse.
Elle n’en est qu’à la moitié de cet énorme pavé mais elle se doute bien que cette histoire finira mal, comme toutes les histoires d’amour en général.
Mais en tant que lectrice elle cherche avant tout à être emportée. Le roman doit l’arracher de son quotidien et la faire atteindre les rivages de la beauté. Et sur ce plan là, l’opération est tout à fait réussie.
Les rivières souterraines de l’art
Lors de la lecture du roman, des peintures symbolistes se sont rappelées à elle.
Sans raison apparente, ni lien évident.
Elle est de plus en plus sensible à ces liaisons mystérieuses qui se forment dans son esprit.
Les œuvres artistiques forment un maelstrom indéterminé dans les souvenirs.
Ce mécanisme des souvenirs est tout autant confus qu’agréable à ressentir.
Ariane remonte un peu plus le duvet jusqu’à son cou et tourne la page.